Voici une petite balade que vous offre le père Vincent Thiallier.

Depuis que Joris Karl Huysmans (1848-1907) a utilisé cette image, on a l’habitude de comparer le déambulatoire de Saint-Séverin et ses multiples nervures à une palmeraie. Prolongeons cette comparaison botanique en reprenant ce thème dans la sculpture médiévale de notre église. Elle concerne aussi bien l’extérieur que l’intérieur. Le décor sculpté d’origine n’est pas très développé à Saint-Séverin. Il se concentre sur les parties édifiées à la fin du Moyen-Âge entre 1489 et 1520, c’est-à-dire le déambulatoire et les chapelles latérales. Pourtant, les pignons triangulaires et les gargouilles à l’extérieur, les clefs de voûtes à l’intérieur semblent faire allusion à la littérature spirituelle de cette période. C’est ce rapprochement que nous proposons de développer pour proposer une lecture symbolique de l’ensemble de l’édifice.

Pignons et gargouilles à l’extérieur

La partie la plus ancienne de l’église, les trois premières travées, du côté de l’entrée, et la base du clocher datent du début du XIIIe siècle. Une frise qui soutient la toiture présente crosses végétales régulières selon un modèle proche des tours de la cathédrale Notre-Dame, contemporaines.Le reste de la nef est reconstruit au cours du XVe siècle. La frise se prolonge en feuilles de choux dentelées de compositions plus libres. À la fin du XVe et au début du XVIe siècles l’église est agrandit, avec la construction du double déambulatoire et des chapelles latérales. Elle prend alors la silhouette trapue que nous lui connaissons. Par contraste, un jaillissement de pinacles, pignons et gargouillent viennent épauler les arcs boutants, conférant une légèreté à l’ensemble qui attire le regard du passant vers le ciel. Ce sont ces éléments qui reçoivent l’essentiel du décor sculpté extérieur de l’église. Le chevet est moins orné que les côtés car il était enserré de maisons donnant sur la rue saint Jacques. Jusqu’au début du XXe siècle, seuls les côtés de l’église étaient vraiment visibles, la façade elle-même ouvrant sur une rue très étroite.

Chaque chapelle étant couverte d’un toit à double pente, un pignon triangulaire en pierre le termine. Ce motif se répète vingt-trois fois tout autour de l’édifice. Au-dessus, les arcs-boutants sont particulièrement amples, enjambant les doubles bas-côtés pour s’appuyer sur les murs de séparation des chapelles qui servent de contrefort. Ils sont ponctués de pinacles de hauteurs variés enserrant l’église d’une double couronne. Ce système élaboré sert à la fois au contrebutement de la voûte, mais aussi à l’écoulement des eaux de pluie. Chaque gouttière débouche sur une gargouille qui rejette l’eau à distance des murs afin que l’humidité ne les endommage pas. Elles sont réparties sur deux niveaux, les plus hautes dans le prolongement de l’arc boutant pour recueillir l’eau du toit principal, les plus basses aux angles des pignons, pour recueillir l’écoulement du toit de chaque chapelle. Tout cela contribue à la silhouette singulière et pittoresque de notre église. Certaines gargouilles, en particuliers les plus hautes sont des reconstitutions.

Parmi les architectes médiévaux qui ont dû se succéder sur les chantiers de Saint-Séverin, un seul nous est connu, le dernier : Micheaul Le Gros. Il a signé le contrat pour construire les chapelles du côté sud entre 1498 et 1520, celles dont nous observons les décors. Elles datent donc de l’extrême fin du Moyen-Âge. Le déambulatoire de Saint-Séverin, la palmeraie, venait d’être achevé en 1498. C’est donc le dernier chantier de construction de l’église elle-même, la sacristie et la chapelle Mansart n’ont été ajoutées qu’au XVIIe siècle. Nous savons peu de choses de cet homme, seulement qu’il intervint comme expert dans la reconstruction du pont Notre-Dame, au nord de l’île de la Cité, ce qui suppose une expertise technique.

Un détail sur les pignons des chapelles construites côté sud (côté du cloitre) et côté nord (le long de la rue Saint-Séverin) donne une cohérence à l’ensemble. Aux angles inférieurs, un motif quadrillé se répète sans être systématique. Il évoque les treillages de bois qui servaient de clôture dans les jardins. C’est de là que part la frise végétale qui borde le pignon. Ce petit détail réaliste fait de chaque chapelle l’image d’un parterre entourés de vigne ou d’arbustes. Les réseaux gothiques à l’intérieur du triangle abritent des roses ou des acanthes. La succession des chapelles sur le côté sud fait de l’église l’image d’un jardin. Dans les triangles des pignons, entre les réseaux gothiques, des roses et des feuillages d’acanthe complètent le motif.

Des dragons offrent une image moins paisible et sont considérés comme des créatures maléfiques. Placés aux angles inférieurs et sur les gargouilles, ils semblent fuir vers l’extérieur. Comme dans les enluminures de cette époque, ces décors associent le foisonnement végétal, signe d’abondance à des créatures monstrueuses qui le menace sans pouvoir le dominer. Les gargouilles-dragons donnent le sentiment d’être rejetées vers l’extérieur, ce qui correspond à leur fonction : écarter les eaux de pluies qui menaceraient la construction elle-même si elles s’infiltraient dans les murs. D’autres animaux diaboliques ou peu sympathiques pour les auteurs médiévaux peuplent ces parterres, des singes ou des escargots à face simiesque, des batraciens…

Le jardin dans la Bible

L’interprétation spirituelle du jardin trouve son fondement dans la Bible. Mais il faut entrer dans une lecture symbolique : la description d’une réalité sert une interprétation allégorique, reflet des réalités divines. Les auteurs médiévaux s’appuient sur la version latine de saint Jérôme, la Vulgate, qui s’éloigne parfois des nos traductions modernes. Trois jardins sont souvent retenus, ponctuant l’histoire du salut : au commencement celui de la Genèse (2, 8), au terme celui de la Résurrection (Jean 19, 41. 20, 15). Entre les deux, le Cantique des Cantiques fait du jardin la figure de l’alliance entre le bien-aimé et la bien aimée.

Du jardin de la Genèse au jardin de la résurrection

Au chapitre 2 de la Genèse, le jardin de l’Éden est qualifié « paradisum voluptatis – paradis de délice » (Genèse 2, 8) dans la traduction de la Vulgate. Travaillé et gardé par l’homme (Genèse 2, 15), c’est le lieu de l’innocence originelle avant le péché et de la rencontre avec Dieu qui s’y promène (Genèse 3, 8). Après le péché, l’humanité en est chassée et le jardin est gardé par des anges – Kéroubim – armés d’un glaive pour fermer l’accès à l’arbre de Vie (Genèse 3, 24). L’évangile de saint Jean évoque le jardin du tombeau (Jean 19, 41), gardé par des anges (Jean 20,12), où le Christ est confondu avec le jardinier (Jean 20, 15), toutes ces précisions sont relevées comme autant de parallèles avec le jardin de la Genèse, confortant la comparaison entre le Christ et Adam développée par saint Paul (Romains 5; 12-21 ; 1 Corinthiens 15, 22-28). Dans le premier jardin, le premier Adam a transmis le péché et la mort. Dans ce nouveau jardin, le nouvel Adam, le Christ a vaincu le péché par l’offrande de sa vie et la mort par sa résurrection.

La Légende Dorée – recueil des fêtes liturgiques du XIIIe siècle – la fête de la croix glorieuse (14 septembre) reprend un parallèle entre les arbres, celui de vie de la Genèse et celui de la croix. Deux arbres symboliques sont mentionnées dans le jardin originel, celui de la vie, et celui de la connaissance du bien et du mal (Genèse 2, 9). Au sens fort, la connaissance exprime la maîtrise. L’interdiction de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Genèse 2, 16), exprime donc l’impossibilité qu’a l’homme de maîtriser, c’est-à-dire de décider par lui-même ce qui est bien et ce qui est mal. La présence de ces deux arbres manifeste ainsi la liberté que Dieu donne à l’homme. L’arbre de vie est accessible, l’arbre de la connaissance du bien et du mal ne l’est pas. Ce qui caractérise le premier péché, un acte de désobéissance, par orgueil : pour « être comme des dieux, connaissant (autrement-dit maîtrisant, le bien et le mal » (Genèse 3, 5). Après cela, empêcher l’homme d’accéder à l’arbre de vie apparaît comme une mesure prophylactique, provisoire. L’homme désormais marqué par le péché, ne peut accéder à la plénitude de la vie avant d’avoir été racheté du péché. C’est ce que vient accomplir le Christ. Dans sa passion, « il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix » (Philippiens 2, 8). Par la résurrection, le bois de la croix, bois mort qui donne la mort devient le bois qui porte le fruit de la vie, l’autel où le Christ offre son corps.

Ces deux jardins et les arbres qu’ils contiennent résument ainsi l’histoire du salut. Le déambulatoire de Saint-Séverin, centré sur le pilier tors peut être comparé à ce double jardin. Le pilier lui-même peut être interprété comme image de l’arbre de vie, jaillissant en arrière de l’autel où l’offrande du Christ est célébrée.

Le jardin de la bien-aimée du Cantique

Autre texte biblique largement commenté au Moyen-Âge, le Cantique des Cantique, est construit comme un dialogue entre le bien-aimé et la bien aimée. Or ce dialogue utilise l’image du jardin. « Hortus conclusus soror mea, sponsa ; hortus conclusus, fons signatus » (Ma sœur et fiancée est un jardin enclos ; le jardin enclos est une source fermée – Cantique 4, 12, Vulgate). Et plus loin « Veniat dilectus meus in hortum suum et comedat fructum pomorum. Suorum veni in hortum meum soror mea sponsa messui » (Que vienne mon bien aimé dans son jardin, pour manger les fruits de ses arbres. Viens dans mon jardin ma sœur, mon épouse – Cantique 5, 1, Vulgate). Dans les commentaires antiques et médiévaux, la bien-aimée du poème est interprété de diverses manières. Ce peut être l’image de Marie, le jardin enclos et la source fermée devenant autant d’annonce de sa virginité. Ce peut être l’image de l’Église, jardin dont le Christ est le jardinier. Ce peut-être enfin l’image de l’âme de chaque fidèle dans son dialogue avec son Sauveur.

L’église Saint-Séverin conserve les traces d’un culte marial important, en particulier à la fin du Moyen-Âge. Une chapelle consacrée à la conception de Marie longeait l’église côté nord. Elle a disparu avec l’élargissement de l’église, mais es clés de voûte du bas côté nord (devant la porte de la sacristie) en gardent la mémoire, avec les représentations de la rencontre d’Anne et Joachim, parents de Marie, et l’Annonciation.

La chapelle centrale du déambulatoire était consacrée à la Vierge dès sa construction (entre 1489 et 1498) comme en témoigne les deux clés de voûte, portant la salutation de l’ange : « Ave » et « Maria ». C’est là qu’est toujours vénérée la statue de Notre-Dame de sainte Espérance.

Dans le chœur, la fenêtre centrale place côte à côte la Vierge à l’enfant et le Christ « Sauveur du monde ». Ces vitraux semblent dater des années 1450, réemployés dans le nouveau choeur construit après 1489. (cf. Laure Beaumont-Maillet, Saint-Séverin, Lacure 2010, p. 159).

La clé de voûte qui surplombe l’autel principal représente le couronnement de Marie. Enfin, à l’autre bout de l’église derrière l’orgue, le vaste vitrail de la façade installé en 1482, représente l’arbre de Jessé, arbre généalogique de Jésus, dont la branche la plus haute s’épanouie dans la représentation de la Vierge à l’enfant en gloire.

Ainsi, chaque fois que nous franchissons la porte de l’église, nous pénétrons dans un jardin symbolique. À l’extérieur, sur les pignons, il est encore peuplé de créatures nuisibles, dragons, singes et escargots, autant de signes du combat spirituel et de la conversion encore à accomplir. À l’intérieur, il est l’image de la Vierge Marie elle-même, la bien aimé que le Seigneur a choisi comme mère, et qu’il nous donne comme refuge.
Nous pouvons reprendre les mots que Dante Alighieri, adresser à la Vierge Marie au terme de son voyage dans la Divine Comédie, Chant 33, traduction de Lucienne Portier (Cerf, 1987) :

Vierge Mère, fille de ton Fils,
humble et haute plus que toute créature,
terme fixé d’un éternel conseil,
tu es celle qui tant a ennobli
l’humaine nature, que celui qui la fit
n’a pas dédénié d’être fait par elle.
En ton sein se ralluma l’amour,
par la chaleur duquel, dans l’éternelle paix
ainsi a germé cette fleur céleste.